BACK IN THE DAYS
Pont. Souplesse arrière. Pivot. Roulade. Salto. Vrille. Sa vie se résumait à ces mots qui pour d'autres ne voulaient rien dire. Elle évoluait sur ce chemin parsemé de dangers où la marge de manœuvre était mince, où l'erreur n'était pas tolérée deux fois. Chaque soir, elle était assise près de ces gens très particuliers : un homosexuel venu du Mexique, une ancienne danseuse étoile, un nain américain, une beauté asiatique, un homme-fort de Nouvelle-Zélande. Ces gens étaient comme sa seconde famille. Ils étaient tous assit en cercle et dévoraient leur repas du soir en discutant de tout et de rien. Pour le commun des mortels, ces personnes étaient peu recommandables, laides, étranges ou stupides, mais pas pour Kleio. Elle était la petite grecque, la gymnaste, celle qui tournoyait sur les longs tissus blancs et louvoyait dans l'air comme un oiseau tentant de se dépêtrer de ses liens. Les spotlights, les regards rivés sur elle, cela n'avait aucune importance. Il n'y avait que cette impression d'appartenir à autre chose que la vie commune : celle de tordre son corps et de le rendre léger et beau alors qu'elle se trouvait si laide.
Parfois, elle fermait les yeux, l'espace de quelques secondes, et tendait les bras en se laissant glisser contre le long couloir de tissus s'étalant sur plusieurs mètres, il lui arrivait de se jeter dans le vide en se demandant ce qui lui arriverait. Les spectateurs retenaient leur souffle et à chaque fois on la rattrapait : des bras forts contre son petit corps et ses jambes qui pendaient dans le vide, sa tête renversée comme si elle était morte. C'était le spectacle et il se soldait parfois par des moments de terreur, mais Kleio ne voulait jamais s'arrêter. Ici, c'était le seul endroit où elle était totalement libre. Et tandis que le chapiteau se vidait, tandis qu'elle allait se changer, elle réalisait à quel point ces 2h30 passaient trop vite. Épuisée, elle quittait alors le terrain d'un soupir et rentrait chez elle là où la vie prenait un sens nouveau. Une famille sans couleur, sans saveur, sans bizarrerie.
─ ♥ ─
« Salut. » disait-il chaque jour lorsqu'elle passait dans ce corridor. Il était beau comme un Dieu et elle n'avait que quinze ans. C'était sa première année dans cette école et elle voulait faire bonne impression. La jeune élève voulait seulement se faire des amies, mais on ne voulait pas d'elle. Tout le monde ici avait déjà son clan de formé, ses histoires, ses rêves à réaliser, et elle ne parvenait pas à trouver qui que ce soit qui aime les mêmes choses qu'elle. Mais ce garçon ne la quittait jamais des yeux ; il était toujours là après les cours, adossé contre le mur du corridor menant au dortoir des filles, et il la saluait avec un petit sourire craquant aux lèvres. Elle ne pouvait s'empêcher de ressentir cette chaleur au fond de son être. C'était comme s'il l'atteignait déjà sans même qu'elle ne l'ait souhaité. Il parvenait à lire en elle alors qu'elle était si effacée.
Encore aujourd'hui, Kleio bifurqua, emprunta un autre corridor, incapable de prononcer un traître mot. Elle se sentait glacée et avait l'impression que ses fonctions motrices déraillaient. Il la faisait défaillir. Encore et encore et encore ...
─ ♥ ─
« Lovely, ma chérie, tu veux bien m'aider ? »
Cette voix était la plus belle du monde. Cette voix était pleine de chaleur, de tendresse, comme une mélodie qui ne cesserait jamais de carillonner à nos oreilles. C'est dans sa petite robe qu'elle s'approcha du piano à queue. Elle observa les cahiers et les replaça convenablement. Aussitôt, l'homme vint caresser du bout des doigts les pages en ayant un doux sourire aux lèvres. Il paraissait tellement bien. Depuis l'accident, Hyperion ne comptait que sur la musique pour traverser cette souffrance qu'il avait enduré : perdre la vue lorsque l'on est pianiste renommé, devoir réapprendre quelque chose qui pourtant paraissait inné. Bien sûr, il ne regardait plus vraiment les touches lorsqu'il jouait, mais la position des objets, les proportions et les mesures changeaient lorsqu'un sens s'en était allé. Mais l'homme avait apprit une chose à son unique enfant et c'était de ne pas baisser les bras.
... elle aurait tant souhaité pouvoir honorer cette valeur, mais elle en était incapable. Kleio était parfois si lâche, si faible.
Doucement, elle vint s'installer auprès de lui, partageant le banc, et tandis qu'il posait ses doigts sur les touches, elle comprit immédiatement quel morceau il voulait jouer. C'était toujours le même. Alors, leurs doigts se mirent à se balader sur les touches, et il n'y eut plus que leur présence tout près l'un de l'autre et cette façon unique de regarder l'univers d'une toute autre manière.
─ ♥ ─
« Je croyais que tu voulais faire la compétition de Kyoto. » fit une voix tout près d'elle. Kleio déposa son stylo sur sa table de travail et tourna la tête afin de regarder sa mère. Elle était brune, petite et quelconque, mais jadis elle avait été une danseuse extraordinaire lorsqu'elle vivait encore en Grèce. Kleio mit un certain temps avant de répondre : « J'en ai pas envie ... » dit-elle en reportant son attention sur ses cahiers d'exercice. Ils étaient lourds, mais moins lourds que les contraintes imposées dans les compétitions de gymnastique. Elle n'aimait pas devoir suivre un programme strict. Elle voulait bouger comme elle le souhaitait sans se sentir lésée parce qu'on lui mettait des fils aux doigts et la manœuvrait comme on le souhaitait. Elle n'était pas un pantin et elle n'était pas non plus habituée à devoir endurer les vacheries des autres compétitrices qui ne connaissaient pas le sens des mots « bonne joueuse ».
L'expression sur le visage de sa mère était celle de la déception. « Tu es faite pour endosser ce rôle alors pourquoi t'entêtes-tu à refuser ? » renchérit-elle en venant poser ses mains contre les épaules de sa fille. Kleio baissa la tête et vint cacher son visage dans ses mains. « Je ne suis pas comme ça ... » murmura-t-elle en laissant sa mère lui masser les épaules et venir lui poser un baiser sur le crâne.
─ ♥ ─
« Salut. »
Oh non, il était encore là !
Elle avait pensé rebrousser chemin, car un gros meuble barrait l'accès à l'autre corridor, mais il fut trop rapide. Encore une fois, il l'avait attendue sur le bord du mur du dortoir des filles. Cette fois-ci, il se fit plus insistant. « Ça te dirait qu'on passe la soirée ensemble ? » demanda-t-il en esquissant ce sourire qui lui faisait battre le coeur à toute allure. Elle se sentit gênée et allait refuser quand les mots de sa mère lui revinrent en mémoire. Il est vrai qu'elle se privait toujours et il était peut-être préférable qu'elle se laisse aller pour une fois. Alors, elle leva la tête et croisa son regard en répondant : « Oui. »
Une balade près du parc. Ça n'avait rien de bien sorcier. Il lui demanda ce qu'elle aimait faire, elle lui parla de sa passion pour la gym, il évoqua ses talents pour la musique. C'était une balade tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Jusqu'à ce qu'au détour du bidonville cet ami apparaisse. Il salua l'autre d'un high five et se mit à parler d'une soirée arrosée à son appartement. Elle ne voulait pas y aller, mais il ne lui demanda pas son avis et lui saisit le poignet pour l'emmener avec elle. Escortée par les deux jeunes hommes, elle aurait tout de même pu rebrousser chemin, mais quelque chose l'en empêchait. Peut-être voulait-elle se prouver quelque chose ? Elle ne savait même plus. La soirée qu'il avait inventé n'était rien. Une fois dans cet appartement gris, l'ami de son compagnon la saisit entre ses bras, étouffant son ventre, l'obligeant à se démener pour échapper à son étreinte. Il était comme une sangsue.
Elle voulait fuir, mais il n'y avait nulle part où aller, et celui qu'elle avait cru aimer qui, vautré sur le canapé, ne levait même pas le petit doigt pour lui venir en aide. Ces rires vainqueurs étouffèrent les cris et les pleurs. Elle se souvenait avoir brisé ses ongles à griffer et ses muscles usés par les tentatives de se débattre. Elle se souvenait de l'odeur, du parfum de ce type, qui à défaut d'être laid, était horrible de l'intérieur. Maman parlait souvent de sa première fois. C'était avec Hyperion. Un moment magique.
Kleio ne voyait plus les choses de cette manière, la gerbe au fond de la gorge, assise sur le trottoir, délaissée, en pleine heure du soir, les vêtements froissés, les cheveux collés sur le visage et des sillons de larmes sur les joues. C'est peut-être seulement lorsque ce garçon un peu plus vieux vint la saisir entre ses doigts qu'elle sombra dans un sommeil noir. Un sommeil vide.
─ ♥ ─
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, allongée dans ce lit d’hôpital, il y avait ses parents et ce garçon qui l'avait récupérée. Elle se souvenait de lui. À l'école, il était populaire. Kleio saisit immédiatement la main de son père, s'y agrippant en crisant. C'était comme si tout ses nerfs avaient lâchés en même temps, elle pleurait et sanglotait à s'en fendre l'âme. Même si, au final, c'était déjà brisé, c'était de la poussière, futile et éphémère.
Et lui.
Elle ne réussit jamais à lui dire merci, même s'il s'était inquiété, même s'il avait fait ce chemin pour venir la saluer, même s'il paraissait gentil et affable, même s'il était beau et de confiance, même si ses parents l'adoraient, elle ne pouvait pas lui dire merci. Elle ne pouvait plus rien dire.
Kleio se tut durant de longs mois avant de pouvoir retourner à l'école. Elle allait un peu mieux, elle avait vu un psychologue, elle avait continué d'étudier à la maison. Au fond d'elle, naïve, elle espérait que personne ne le sache, que ce garçon n'ait rien dit. Et lorsqu'elle recommença à fréquenter l'école, elle n'avait pas changée : elle restait à l'écart, elle avait constamment ses écouteurs dans les oreilles. Elle continuait d'aller au cirque, de faire de la gymnastique, comme si rien ne s'était passé. Comme si ce type ne continuait pas d'arpenter les corridors.
Personne ne le savait. Personne ne le savait, car elle ne pouvait rien dire. Pas par crainte, pas sous la menace, mais parce qu'elle avait honte.
Honte de ne pas avoir été forte comme son père.